La passion en ce qu’elle a d’irrésistible et de semblable à la folie : c’est le thème central de ces trois récits publiés en 1922 par le grand écrivain autrichien, auteur du Joueur d’échecs et de La Confusion des sentiments.
L’amok, en Malaisie, est celui qui, pris de frénésie sanguinaire, court devant lui, détruisant hommes et choses, sans qu’on puisse rien faire pour le sauver. Le narrateur rencontre sur un paquebot un malheureux en proie à cette forme mystérieuse de démence.
Histoire encore d’une folie, d’une passion – d’un amour fou, cette fois – que la Lettre d’une inconnue reçue par un romancier à succès.
Mais la passion peut faire de l’homme dominateur et méprisant un être humilié et ridiculisé : c’est le thème du troisième de ces récits, La Ruelle au clair de lune.
Du même auteur : Brûlant secret . Vingt-quatre heures de la vie d’une femme . La Confusion des sentiments ❤ . Les Deux Sœurs . Le Joueur d’échecs . Le Monde d’hier . Un soupçon légitime
entre nous, brusquement, la haine fut à nu. Je savais qu’elle me haïssait parce qu’elle avait besoin de moi, et je la haïssais parce que… parce qu’elle ne voulait pas supplier.

Je continue ma redécouverte de Stefan Zweig avec plaisir et enchantement. Enchantement des mots, de la passion poussant à la folie, de l’abnégation absolue, du renoncement de son être pour l’amant d’une vie, pour une inconnue d’une heure. Après La Confusion des sentiments, premier texte que j’ai lu de l’auteur, je ne pensais pas être aussi charmée et touchée par Lettre d’une inconnue qui reste, à raison, une des nouvelles les plus appréciées de l’écrivain.
Amok et La Ruelle au clair de lune sont également poignantes d’émotions fortes tournées vers les plus vives sensations que peuvent ressentir les hommes. Comme Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, ces trois nouvelles dépeignent une facette différente de la passion : Un amour fou et incommensurable dans Lettre d’une inconnue, une folie frénétique détruisant tout sur son passage dans Amok et un revers amoureux métamorphosant le fort en faible dans La Ruelle au clair de lune.
À chacune de ces histoires, le narrateur devient le témoin d’un épisode déterminant dans la vie de ces inconnus rencontrés fortuitement le temps d’un voyage où d’un retour à la maison. Et chacun de ces trois individus, à la fin de leur récit exalté, s’évaporent tels des fantômes, laissant tout de même derrière eux une trace indélébile dans la mémoire du narrateur, étant souvent le seul à connaître la vérité, leurs vérités.
Stefan Zweig excelle dans la démonstration des sentiments humains dans toute leur vigueur, dans leurs folles trajectoires qui mènent le plus souvent à un état second, un état frénétique que rien ne pourrait calmer si ce n’est l’amour et l’acceptation de l’être aimé, adulé. On est dans le tragique, dans l’introspection profondément humaine et déchirante de cœurs prêts à exploser, à tout donner quitte à recevoir peu en retour.
je sais encore, comme si c’était hier, le jour et même l’heure où j’entendis parler de toi pour la première fois, où pour la première fois je te vis, et comment en serait-il autrement puisque c’est alors que l’univers s’est ouvert pour moi ? Permets, mon bien-aimé, que je te raconte tout, tout depuis le commencement ; daigne, je t’en supplie, ne pas te fatiguer d’entendre parler de moi pendant un quart d’heure, moi qui, toute une vie, ne me suis fatiguée de t’aimer.
La logique et la raison n’ont plus leur place dans la vie de ces hommes et de cette femme focalisés exclusivement sur un seul point, un désir ultime tel un fantasme qui a peu de chance de se voir réaliser. Fiévreux dans leurs paroles, ils sont d’autant plus galvanisés dans leurs actes, dans leurs élans pour rejoindre l’autre qui n’a souvent pas idée de ce qu’il peut représenter pour ce fou ou cette folle d’amour. La passion et la folie liées jusqu’à la fin, jusqu’à peut-être l’inimaginable.
Que d’émotions Stefan Zweig arrive à faire ressentir à la lecture de ses histoires dans lesquelles parfois les choses les plus simples revêtent les plus beaux atouts. Avec un rien, il raconte ce qui devrait rester au plus profond de ces personnages, faute d’être pris pour des illuminés, en magnifiant ces êtres qui ne peuvent être compris que si on oublie la raison et le politiquement correct dans cette société culturelle du vingtième siècle dotée de nombreux codes sociaux. Stefan Zweig permet pendant un instant de se libérer de ces carcans pour crier notre amour, notre souffrance, notre rage avec ce qu’ils ont de plus authentiques et humains.
Ces rues sont les mêmes à Hambourg qu’à Colombo et à la Havane ; elles sont les mêmes partout, comme le sont aussi les grandes avenues du luxe, car les sommets ou les bas-fonds de la vie ont partout la même forme ; ces rues inciviles, émouvantes par ce qu’elles révèlent et attirantes par ce qu’elles cachent, sont les derniers restes fantastiques d’un monde aux sens déréglés, où les instincts se déchaînent encore brutalement et sans frein, une forêt sombre de passions, un hallier plein de bêtes sauvages. Le rêve peut s’y donner carrière.
Ces trois nouvelles sont bouleversantes et poignantes grâce à leurs personnages passionnés à la limite de la folie qui aiment, qui exultent, sans plus aucune honte et raison. Stefan Zweig est toujours aussi talentueux pour décrire ces sentiments forts aussi galvanisants que destructeurs.

Sortie française : 2011 (1e éd. 1932)
Édition : Le Livre de Poche
192 pages